Une nouvelle

Tout est noir. Les nuits sont chaudes ces jours-ci. Pourtant, à chaque minute l'air devient encore plus suffocant. C'est le matin qui se lève. L'horizon se dévoile. Malgré le soleil rasant de l'aube, tout est déjà baigné de lumière. Comme d'habitude, il n'y a rien à perte de vue que du sable et des cailloux. On distingue à peine les monticules rocheux qui au loin abritent du vent de petits bosquets d'arbres.
L'oeil doit s'accoutumer rapidement à la lumière du jour dans le désert. Dès les premières minutes du matin, tout s'illumine dehors. Mais l'entrée de la hutte est orientée au nord, pour garder au maximum la fraîcheur, et l'intérieur est encore assez sombre. On distingue d'abord les râteliers d'armes, à cause des reflets sur l'acier. Il y a là des dagues, courbes et plates, à la lame effilée pour trancher les chairs, ou bien fines et pointues, qu'on enfonce d'un coup puissant dans n'importe quelle armure basique. On peut aussi apercevoir des lances à têtes cônique ou pyramidale, suivant leur fabriquant d'origine. Mais on trouve surtout des haches toutes neuves, dont les lames sont encore si propres qu'elles brillent comme des miroirs. On voit qu'elles n'ont pas encore servi, ce qui est rare à la Croisée.
Sergra voit maintenant assez clair pour regarder autour d'elle. Comme tous les matins, elle commence par vérifier la propreté de l'eau dans sa cuve personnelle. Un tel luxe mérite qu'on y fasse attention. L'eau est un bien précieux dans les Tarides, et la cuve en carapace de tortue doit rester propre pour qu'on puisse y boire. Heureusement, ni sable ni insecte n'a passé les bouchons. L'orc fait couler un peu d'eau sur du tissu pour s'éponger le front, puis nettoie consciencieusement ses défenses. Malgré sa vie dure de chasseuse, elle garde une part de féminité.
Le village est en pleine effervescence. Les chasseurs de la nuit étaient partis chercher des coureurs des plaines aux alentours de l'oasis stagnante. Le boucher hurle déjà sur ses assistants pour récupérer les meilleurs morceaux. Ils seront sûrement séchés rapidement, et le sang servira à faire le boudin qui sera servi demain à l'auberge ; à moins qu'une caravane arrive aujourd'hui sur la Route d'Or, auquel cas la viande fraîche sera vendue à un bon prix. Ce serait mieux, des devises nouvelles, car l'inflation commence à se faire sentir à la Croisée.
Plusieurs orcs s'écartent en la saluant lorsque Sergra s'approche de l'attroupement. Thork est là, lui aussi, c'est mauvais signe. En général, il ne se déplace pas en personne pour une banale arrivée de gibier. Apparemment, les chasseurs ont aussi ramené quelques bracelets centaures. Le forgeron va avoir du travail pour deux jours sur les armures. Sergra examine la petite troupe pour voir s'il ne manque personne. Il n'ont pas dû rencontrer forte partie, pas un seul n'a de blessure, tout juste quelques brûlures superficielles. Sûrement des maraudeurs, ils commandent aux éclairs. On les félicite quand même, autant pour la prise que pour la victoire contre les Kolkar. C'est comme ça chez les orcs : prouver sa valeur au combat est un sport quotidien pour chacun, mais les vainqueurs sont toujours fêtés comme des héros.
La foule se disperse enfin, bruyamment. Sergra va s'en aller lorsqu'un torse énorme se dresse devant elle, surmonté d'une tête de taureau.
- Ishnu'ala, Hamuul.
- Ishnu', Ishnu', Sergra. As-tu pensé à ma petite commande ?
- Oui, j'ai les herbes de l'oasis stagnante. Les chasseurs qui viennent d'arriver ont pensé à me la prendre, comme je le leur avais demandé.
- Ah, quel bonheur. Je vais pouvoir étudier ces spores si étranges. Combien te dois-je ?
- Rien, Hamuul. Ils n'y sont pas allés pour cela de toute façon.
- Ah, Sergra, maîtresse que tous les chasseurs de la Croisée respectent, si je trouve un jour le moyen de raviver les Tarides grâce à ces plantes, j'élèverai un tertre pour que la Terre-Mère dégage la route des dangers devant tes pas.
- En attendant, je garde mon arc sur moi.
L'orc et le tauren s'éloignent en s'esclaffant, tandis que des yeux vitreux les observent sans se faire remarquer. L'apothicaire a bien noté la présence d'herbes inconnues à l'oasis stagnante. Cela pourrait intéresser ses supérieurs à Fossoyeuse, la capitale des Réprouvés. Il faudrait qu'il en récupère quelques-unes. Le dernier envoi qu'il a fait partir date de plus d'un mois et les résultats n'ont pas été probants d'après le courrier de retour. Maître Faranell n'a toujours pas réussi à concocter de nouvelle arme contre le Fléau, et les Réprouvés ont toujours autant de mal à se défendre dans les maleterres. S'il veut que son poste tranquille dans les Tarides soit maintenu, il lui faut des résultats et cette nouvelle herbe tombe à pic. Encore faut-il qu'un mercenaire de passage accepte la mission, car aucun résident de la Croisée ne fera cela pour un mort-vivant tel que lui, fût-il officiellement un allié.
- Chef, la sentinelle signale une arrivée par le sud.
- L'orc, qui écrivait son journal de bord sur l'accrochage de la nuit avec les centaures, s'interrompt.
- Hostile ? J'arrive.
Le temps de monter à la tour de garde sud et Thork est fixé, grâce à la longue-vue achetée à un gobelin de Cabestan, la ville commerciale de la côte. C'est une panthère blanche d'elfe qui approche à l'horizon en soulevant un énorme nuage de poussière. Il semble que son cavalier soit plus pressé d'arriver que de masquer sa présence. A moins que ce soit une diversion pour mieux cacher une autre arrivée, plus massive, venue d'ailleurs ? Thork donne quelques ordres pour faire doubler les sentinelles sur les postes d'observation. Les portes de la palissade qui entoure le village sont fermées, on ne sait jamais.
- C'est un humain !
En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, la panthère n'est pas montée par un elfe mais par un humain. Il n'y a aucun doute, ses oreilles sont courtes. Pourtant, ses vêtements ne sont pas aussi bariolés que les habituelles tenues de sa race. Aux couleurs de la forêt, on dirait aussi ceux d'un elfe.
- Il monte à cru sur sa panthère comme les elfes !
L'alerte a retenti dans tout le village. Cette matinée démarre fort. Ce n'est pas bon, car la chaleur commence à se faire sentir. Mieux vaut faire ses activités le soir ou la nuit. Sergra est en train de monter à la tour rejoindre Thork. Elle a revêtu sa tenue de chasse. Elle est impressionnante dans sa tunique spartiate. Pas étonnant que tous les mâles la courtisent.
L'homme arrive à portée de vue. Sa monture ralentit et il descend en marche, démontrant s'il en était encore besoin sa maîtrise de la monte des panthères des elfes. Mais son port de tête et sa démarche ne laissent aucun doute : il a les manières des humains. Il s'approche sans hésitation de la porte pour être à portée de voix. Tous les gardes se sont positionnés à leur place, à demi-masqués, arc bandé, au cas où. Sergra remarque que la main de l'humain qui est posée sur la monture ne sert pas à la tenir, mais à dissimuler quelque chose dans la fourrure dense.
- Il est armé.
- J'ai vu.
Thork articule à haute voix dans la langue des humains.
- Tu es ici à la Croisée des Chemins, humain, territoire de la Horde. Que veux-tu ?
- Je cherche le gîte et le couvert pour ma panthère et moi-même. Le jour sera trop chaud pour que je puisse continuer mon chemin.
- La Croisée appartient à la Horde, humain. Cette terre est aride. Si tu n'as pas pris de quoi boire, tu n'as qu'à t'en prendre à toi-même.
- La Croisée m'a été plus hospitalière autrefois. Pourquoi ses portes me seraient-elles fermées aujourd'hui ?
Thork tourne la tête vers Sergra et l'interroge du regard, mais elle n'y fait pas attention. Elle a les yeux plissés, fixés sur sa cible, comme si elle cherchait à déceler quelque ruse. Thork reprend la parole.
- Les hordes d'humains nous ont souvent attaqués depuis lors, étranger. La Croisée est réservée aux membres de la Horde.
Thork insiste sur le mot hordes, pour bien signifier le dédain qu'il a pour les pillards qui attaquent régulièrement la Croisée. C'est ainsi que les humains ont qualifié les premiers orcs qui sont arrivés sur Azeroth il y a plusieurs dizaines d'années : la Horde. Le terme est resté, même chez les orcs, depuis qu'il a perdu sa connotation injurieuse lorsque l'Alliance et la Horde se sont alliées pour vaincre la Légion Ardente, l'armée des démons. Les nombreuses escarmouches entre les humains et les orcs depuis lors ont ravivé les tensions.
L'humain sort quelque chose de sous les replis de son habit.
- L'insigne que voici m'a été offert par Thrall, le chef des orcs de la Horde, en reconnaissance de mon mérite. N'est-ce pas suffisant pour entrer sur les terres qui lui appartiennent ?
La réplique a fait son effet. L'emblème cousu sur ce morceau d'étoffe est bien celui de la Horde. La plupart des sentinelles se regardent, relâchant leur vigilance. Seule Sergra semble rester de marbre, attentive au moindre mouvement. Thork se tourne encore vers elle.
- A ton avis ? Il bluffe ?
Elle ne répond pas, ce qui signifie qu'elle hésite elle aussi. Thork préfère jouer la prudence une fois de plus.
- Qu'est-ce qui me prouve que tu n'as pas volé cet insigne ?
- Sergra Sombreronce oublie-t-elle ses amis ?
Cette fois, la chasseuse aguerrie écarquille les yeux et relâche la corde de son arc. Elle semble murmurer quelque chose pour elle-même.
- Je le connais...
Le voyageur sort un bâton de la fourrure de sa panthère et le plante assurément dans le sol. Son allure de vagabond se change alors en un air d'altesse supérieure.
- Je suis le professeur Protheus Millbanks.
- Je le connais. J'ai une dette de sang envers lui. J'en réponds sur ma vie.
Sergra vient de se relever. Elle parle d'une voix si assurée à Thork, que cela ne laisse aucune ambiguïté.
- Comme tu voudras. Ouvrez les portes, vous autres, et faites place à l'honorable professeur Millbanks qui a sauvé notre Sergra !
Sergra est déjà en bas de la tour pour accueillir son vieil ami.
- Désolée, prof, mais les attaques régulières nous ont contraints à des mesures de sécurité renforcées. Je ne t'ai pas reconnu dans ta nouvelle tenue. C'est vrai que ça contraste avec le Protheus que j'ai connu. Qu'est-ce qui t'est arrivé pour vivre à la mode des elfes ?
- Souviens-toi, lorsque nous nous sommes quittés il y a quatre ans, j'étais rappelé à Theramore. Ils m'ont nommé à l'ambassade de Reflet-de-Lune. Un expert des démons comme moi au coeur des cercles druidiques, ça a fait grincé pas mal de dents.
- Évidemment, ces elfes sont tellement xénophobes. Viens, je vais te présenter.
Protheus suit la chasseuse qui l'emmène vers un orc de grande taille, dont la peau est couverte de cicatrices. C'est un combattant expérimenté. Ses pieds bien ancrés dans le sol, ses jambes épaisses comme des buches, ses épaules larges et son cou épais, tout dans sa posture fait penser à un roc inébranlable.
- Protheus, voici Thork, c'est lui qui assure la défense de la Croisée.
- Sergra m'a dit qu'elle te devait la vie. Beaucoup ici doivent la vie à Sergra. Tu es le bienvenu à la Croisée des Chemins, Protheus Millbanks.
- Je suis honoré de rencontrer le chef qui tient en échec toutes les haines infondées contre la Horde dans les Tarides. Puissé-je ne jamais avoir à combattre à leurs côtés.
L'orc sourit. La flatterie sur ses compétences martiales n'est pas pour lui déplaire. D'un autre côté, il sent bien que ce magicien tente de le séduire. Il se demande si ce sont ses manières habituelles ou bien s'il cherche à obtenir quelque chose de lui. Ces humains sont si compliqués. Sergra lui apporte l'explication.
- Protheus était en train de m'expliquer qu'il avait travaillé pour l'ambassade de Theramore à Reflet-de-Lune : le seul magicien chez les druides !
Protheus fournit quelques explications sur cette étrangeté. Sa mission était d'aider les druides elfes par ses connaissances approfondies de la magie démoniaque du Néant. Au début, même s'il n'avait le droit de sortir de l'ambassade que sous escorte et pour des missions précises, il avait pu apporter son concours à la résolution d'un certain nombre de problèmes concernant la corruption de la forêt d'Orneval. Sa magie de combat avait aussi sauvé plus d'un elfe contre des démons. Finalement, quelques mois avaient suffit pour que les elfes le tolèrent.
- Mes connaissances de la faune et de la flore des royaumes de l'est ont intéressé beaucoup d'elfes. J'ai pu ainsi accéder à certaines bibliothèques. Ça a aussi permis à l'ambassadeur de mettre en relation les commerçants de Theramore et de Reflet-de-Lune.
- Tu as donc contribué à notre enrichissement en augmentant le trafic commercial sur la Route d'Or.
- On peut dire ça. Je suis d'ailleurs aussi intervenu dans un certain nombre de frictions avec la Horde. Mes connaissances historiques ont apporté une meilleure compréhension de la culture des orcs.
- Tu as connu les guerres contre l'Alliance ?
- J'y ai même participé, mais je me réjouis de ne pas avoir de sang d'orc sur les mains. Mais si cela vous intéresse, je suis prêt à vous raconter cela, à condition que vous me laissiez vous inviter à l'auberge.
- Oui, bien entendu, tu dois avoir faim et soif. Et la chaleur commence à devenir étouffante ici. Je vais faire conduire ton animal au chenil.
Un assistant s'approche de la panthère. L'oeil de la bête suit attentivement chaque mouvement de l'orc. Protheus, qui a compris que le pauvre va se faire écharper s'il s'approche encore, s'interpose à temps.
- Je pense qu'il vaut mieux que je l'amène moi-même, dans un endroit où personne ne s'aventurera à portée de crocs. Nous nous rejoindrons après.
- Très bien. Sergra, accompagne-le.