[Cedra] Souvenirs

[Cedra]

Je voyais un visage d'elfe, un visage amical, avenant, paisible…Un sourire étirait ses lèvres mais ses yeux…Ses yeux étaient comme fous, roulant dans ses orbites, démentant à eux seuls toute l'expression paisible qui se dégageait du visage…
Je riais…
Il tira l'épée, la levant haut au dessus de sa tête, toujours souriant, mais les yeux toujours fous…
Et je riais toujours, croyant à une feinte, une nouvelle pitrerie, sans remarquer ses yeux. Ou peut-être sans vouloir le remarquer.
Mais mon rire s'étrangla lorsque l'épée s'abattit et me transperça de part en part.
La douleur fût fulgurante, un voile rouge obscurcit ma vision…

Je me réveillai en sueur, haletante, ne sachant plus où j'étais. Machinalement je tâtais la petite cicatrice à mon flanc. Toujours là, à peine visible, et son pendant dans mon dos également. Plusieurs fois déjà que je faisais ce même rêve depuis quelques jours.
Pourquoi ces souvenirs revenaient me hanter, maintenant, après toutes ces années? Maintenant, comme une ombre au tableau, alors que j'étais heureuse?

Je me levai doucement, prenant garde à ne pas réveiller l'elfe que j'aimais endormi à mes côtés. J'étais chez lui, quelque part, je ne savais même pas exactement où.
Qu'importe, il me fallait réfléchir, affronter mes souvenirs, les analyser pour enfin les exorciser, et ce n'est pas ici que j'y arriverais. Peut-être plus tard. Mais pas maintenant, trop de choses inconnues, étrangères, ici.

Je m'assis à même le sol, fermai les yeux et me concentrai. Quand je les rouvris, j'étais à Havrenuit. Je gagnai mon perchoir favori, un rocher surplombant le lac Elune-Ara, et m'absorbai dans la contemplation de sa surface argentée.
Ici, je me sentais chez moi, ces lieux paisibles, sereins, que rien ne semblait pouvoir troubler, avaient le don d'apaiser mes angoisses les plus profondes.

Je pensais à Bora, mon ami d'enfance, mon frère de cœur, essayant, une fois de plus, d'oublier l'expression de ses yeux fous.
Cela faisait des années que je n'avais pensé à lui, et son souvenir maintenant revenait me hanter. Plus j'essayai de l'oublier, et moins j'y arrivai.
Il a été mon premier, et pendant longtemps, mon seul ami. Avec lui, j'avais découvert qu'il y avait un monde au-delà de nos forêts d'Orneval, nous avions posé le pied ensemble sur un autre continent…
L'avenir nous semblait radieux. Nous commencions à nous faire une petite réputation d'aventuriers, et ceux qui nous embauchaient, savaient pouvoir compter sur nous pour accomplir parfaitement les missions.
C'est lors d'une de ces missions que tout a basculé. Je ne me rappelle même plus ce que nous devions faire. J'étais en train d'allumer un feu de camp et de faire chauffer de l'eau, lorsqu'il commença à faire le pitre. Cela lui arrivait souvent…Parfois même, il s'arrêtait en plein combat, et se mettait à danser!

Cette fois, il me mimait un combat qui venait de se dérouler, l'enjolivant, comme à son habitude, passant sous silence les moments où il s'était trouvé en difficulté…
Je le regardais en riant, et l'instant d'après, j'étais par terre, baignant dans mon sang. Je ne pouvais plus bouger, la seule chose que je ressentais était une immense douleur, et puis j'ai sombré dans l'inconscience, comme une délivrance.
Je suis restée inconsciente plusieurs jours.
Lorsque j'ouvris les yeux, Bora était à mes côtés…J'eus un mouvement instinctif de recul en le voyant, puis je me repris, constatant qu'il semblait être dans un état normal. Mais le mal était fait. Je vis se peindre sur son visage une expression fugitive d'intense douleur, de culpabilité, et quelque chose d'indéfinissable qui me glaça le sang, puis il reprit une expression inquiète.
Il avait les traits tirés, les yeux cernés, et les joues creusées.

Je tendis une main vers lui, essayant de parler, mais j'arrivai à peine à coasser quelques mots… Il me redressa un peu, et me fit boire. Ce simple effort suffit à m'épuiser, et je m'endormis de nouveau.
Lorsque je m'éveillai, plus tard, je me sentais mieux. Il était toujours là, ne semblant pas avoir bougé depuis la dernière fois. Il me fit boire et manger, et je pus prononcer quelques mots.
Je mis plusieurs semaines à me rétablir, mais il est resté là, toujours à mes côtés.

Après quelques temps, il se mit enfin à parler. Ses paroles étaient désordonnées, l'émotion le submergeait, mais à force, je pus à peu près reconstituer ce qu'il s'était passé.
Un homme, dont on ne saurait dire s'il était mort ou vivant, s'était approché de notre campement, en se fondant dans les ombres environnantes. Nous ne l'avions ni vu, ni entendu approcher.
Bora avait alors senti une conscience froide, incisive, prendre le contrôle de son corps, reléguant son propre esprit au fin fond de son cerveau…Pris au piège dans son propre corps, je ne pouvais imaginer ce que cela pouvait faire..
Il vit son bras se lever, et s'abattre pour me frapper…Il avait beau essayer de lutter, ses membres ne lui obéissaient plus, il hurlait mais aucun son ne sortait de ses lèvres, étirées en un rictus figé.

Lorsqu'il me vit tomber, la conscience étrangère se retira, et le laissa seul dans son corps, désorienté…Le mort vivant, devinant sans doute ce que la rage et le désespoir pouvait insuffler comme force à mon ami, se détourna de lui, et s'enfuit. Il ne l'a pas poursuivi.
Il me fit maladroitement un bandage, et me porta jusqu'à un village où nous nous étions arrêté dans la journée. Là un guérisseur me soigna du mieux qu'il pût, utilisant les quelques plantes que j'avais sur moi pour appliquer cataplasmes et onguents, et laissa la nature faire le reste.

Lorsque je fus rétablie, nous nous sommes remis en route, mais nos relations n'étaient plus les mêmes. Lui était rongé par la culpabilité, et ma réaction de peur à mon réveil l'avait blessé beaucoup plus que n'aurait pu le faire le mort-vivant. Je m'en voulais tellement pour ça…
Mais je ne lui en voulais pas. Cela aurait pu être l'inverse qui se serait produit. Que serait-il arrivé si le prêtre mort-vivant avait choisi de me contrôler moi plutôt que lui? Je ne sais pas.
Peut-être que la situation aurait été différente, ou peut-être pas.
Nous ne riions plus, et mes tentatives pour faire en sorte que nos relations redeviennent comme avant avaient toutes lamentablement échouées. Je ne savais plus comment m'y prendre pour lui redonner la joie de vivre.
Peut-être aurais-je dû lui proposer de nous mettre à la recherche de ce mort-vivant, de nous venger…Mais je ne m'en sentais pas le courage. Et je ne sais si cela aurait pu changer quelque chose, le mal était fait.

Un soir, nous nous sommes arrêté à une auberge. Lorsque je me suis levée au petit matin, je l'ai attendu pour le déjeuner. Il tardait à descendre. Lorsque je montai à sa chambre pour le réveiller, je n'obtins aucune réponse. Je savais au fond de moi que cet instant finirait par arriver, mais j'espérais toujours…
J'ouvris la porte, et la chambre était vide, comme inhabitée. Le lit n'était même pas défait. Je redescendit, le pas lourd, et déjeunai seule.

J'aurais dû le chercher, peut-être, sûrement même, était-ce qu'il attendait. Je ne l'ai pas fait. Je le regrette.
En avoir pris conscience seulement maintenant, des années après, ne me faisait pas sentir mieux, mais au moins, cela m'avait permis de mettre un nom sur le malaise qui m'envahissait maintenant…La culpabilité…Pendant des années, je lui en ai voulu de m'avoir abandonnée, alors qu'en réalité, c'est moi qui l'ai abandonné.
J'espère qu'il saura me pardonner.