Clair / Obscur

Les hautes tours de Dalaran étaient plongées dans la nuit la plus profonde depuis quelques heures déjà.

Dans l'antichambre de la Chambre de l'Air, où le Conseil des Sages se réunissait, une jeune femme aux cheveux noir de jais et aux oreilles légèrement pointues faisait les cent pas, sous l'oeil attentif de sa supérieure, une femme d'un certain âge au teint halé et aux cheveux grisonnants.

La jeune femme soupira.

"Ils en mettent du temps...
- Tu le sais bien, le Conseil a d'autres sujets à traiter... ce que tu attends n'intervient qu'en fin de réunion.
- Oui, mais enfin... Professeur Akara... vous avez bien vu l'heure qu'il est, non ?
- Je l'ai vue Eylona, et je sais également que dans la Chambre de l'Air, le temps s'écoule d'une façon différente."

Dans un nouveau soupir, l'apprentie Eylona Calensaro se laissa tomber mollement sur une chaise, faisant tourner le chapeau rouge qu'un nain de la Péninsule des Flammes Infernales lui avait offert en gage d'estime.

Cela faisait déjà trois longues heures qu'elles attendaient. Faisant la moue, Eylona commença à faire grandir une flammèche dans la paume de sa main après avoir déposé son chapeau, et à la façonner. La flamme prenait forme... Elle représentait la jeune mage, devenue Archimage, drapée d'une robe impressionnante et tenant dans sa main le bâton perdu du Gardien Medivh, prenant la pose auprès de Jaina Portvaillant comme si une photographie allait être prise.

Elle émit un petit rire, tandis que les deux femmes de feu levaient le pouce dans sa direction... avant de s'évanouir dans un courant d'air. Surprise, Eylona se leva, dressée comme un piquet. Le Conseil des Sages venait de terminer sa réunion. Impressionnée comme toujours par le passage du Seigneur Rhonin, elle hésita à quémander les résultats, tant la prestance des membres du Conseil était grande.

Rhonin en personne s'approcha d'Akara, se penchant vers elle, et lui soufflant quelques mots à l'oreille. Hochant la tête, l'instructrice salua le maître du Kirin Tor, tandis que celui-ci prenait visiblement congé. Le reste du Conseil était déjà parti.

Se tournant vers son élève, Akara fit quelques pas et, les bras croisés, la détailla du regard un instant.

Eylona arborait une moue anxieuse, qui ne manquait pas d'un certain effet comique... d'ailleurs, l'instructrice éclata de rire en voyant ça.

"Du calme Eylona, voyons...!
- Maiiis...!
- ...tu es reçue. Le Seigneur Rhonin m'a demandé de t'annoncer que le Conseil des Sages a reconnu tes efforts et tes talents. Tu es désormais officiellement, à compter de ce jour, Mage de Bataille de seconde classe du Kirin Tor. Ton titre ne sera plus celui d'apprentie Magistère, mais de Magistère. Le tout avec les compliments du jury pour ton engagement dans certaines causes... comme celle de l'Aube d'Argent."

La moue anxieuse s'était changée en une expression lumineuse de joie. Elle semblait à deux doigts de ne plus pouvoir se contenir.

"Poursuis tes efforts, et il se pourrait que tu devienne prochainement Mage de Bataille de première classe, décrochant ainsi le titre de Haute-Magistère du Kirin Tor.
- ...la dernière étape avant le rang d'Archimage..."

Eylona sauta au cou de son instructrice, dans un éclat de rire. Riant doucement, Akara accueillit son élève en lui tapotant le dos, avant de s'écarter légèrement.

"Je suis très fière de toi, ma chère élève...
- Merci, Professeur..."

Prenant une profonde inspiration, l'air soudainement plus sérieux, Akara prit de nouveau la parole.

"En revanche... Le Seigneur Rhonin m'a demandé de te mettre en garde...
- Comment ça ?
- Tes talents sont grands, certes... mais il y a toujours plus fort que soi, c'est une certitude.
- Ah, euh, je ne me fais pas d'illusions vous savez Professeur...
- Ton parcours est assez fulgurant. Tu as bientôt 20 ans, et tu es déjà Magistère, Eylona. Il faut vraiment que tu fasse attention...
- Mais pourquoi donc...? Qu'est-ce qui vous inquiète à ce point ?
- Comme tu le sais sans doute, Dalaran sera déplacée vers les terres du Nord... à l'heure où je te parle, les derniers préparatifs du rituel sont en marche.
- Je le sais, oui, mais...
- Comme tout Mage de Bataille, tu seras amenée à aller au front... et à affronter les troupes du Roi Liche."

Ces mots arrachèrent un frisson à la jeune mage.

"Je sais que tu consacres beaucoup d'énergie à la recherche du savoir, et à l'accroissement de tes pouvoirs... mais tu ne dois jamais basculer, Eylona... tu m'entends ? Ne jamais basculer...
- Basculer...?
- Trop de grands du Kirin Tor sont déjà tombés, chère élève... Arugal... Kel'thuzad..."

Baissant la tête, Eylona souffla :

"Je comprends, oui..."

Puis elle se redressa, fixant Akara droit dans les yeux.

"Ne vous en faites pas, Professeur... je ne mange pas de ce pain là, moi !"

Un sourire éclatant acheva de redonner le sien à l'instructrice.

"Je veux bien te croire, Eylona... mais vraiment, sois prudente dans les combats dans lesquels tu engages. La magie est un instrument puissant, et bien qu'elle ne soit ni bonne, ni mauvaise... cette puissance peut faire basculer ceux qui la manient avec beaucoup de facilité..."

Eylona acquiesça doucement. Akara l'ignorait, mais cet entretien avait fait naître en la nouvelle Magistère une étincelle de curiosité, concernant les destins de ces mages tombés. Elle avait envie de comprendre, de savoir pourquoi...

L'instructrice salua son élève, et fut saluée en retour. Il se faisait tard, à présent... et il valait mieux prendre du repos. Bientôt, Dalaran s'éléverait dans les cieux de Norfendre... et dans un premier temps, il fallait du monde pour exécuter ce prodige. Beaucoup de monde.

Les allées et venues de la magistère se multiplièrent. D'un pas rapide, usant et abusant de son sort de transfert pour traverser la ville à vive allure, Eylona allait entre la Citadelle Pourpre, le quartier de la ville qui serait bientôt réservé à l'Alliance, et les égouts de la cité, vaste réseau de tunnels connu pour être un haut lieu de commerce.

Le jour était levé depuis quelques heures, déjà.

Tandis qu'elle se précipitait vers un accès aux égoûts, avec quelques paquets en main, la mage ne prit pas garde, et percuta de plein fouet une passante. Toutes deux s'effondrèrent lamentablement en plein milieu de la rue, provoquant quelques rires de la part de hautes elfes, visiblement des mages affectées à la garde de la ville, du Concordat d'Argent.

"Aïe... Est-ce que ça va aller ? Je suis désolée, je suis pressée, et...
- Oh, ça va aller, ne vous en faites pas. J'ai l'habitude des gens pressés, ici !"

La jeune femme éclata de rire, sous le regard d'azur de la magicienne. A vue de nez, elle était sans doute plus âgée qu'Eylona, à quelques années près. Vêtue d'une robe d'un rose pâle, par dessus lequel elle portait un gilet d'un rose plus foncé, elle avait une longue chevelure châtain rejetée en arrière, et nouée par un ruban... rose, lui aussi. Il fallait s'en douter.

S'époussetant un peu, la jeune femme se leva, et ramassa quelques fleurs dispersées au sol pour les remettre dans son panier.

"Je... je suis Eylona Calensaro, Magistère du Kirin Tor. Vraiment désolée de vous avoir percutée ainsi...
- Aerith Primevère, marchande de fleurs. répondit la jeune femme en achevant de rassembler ses possessions, Et je vous l'ai dit, il n'y a pas de mal.
- Vraiment ?
- Vraiment, oui !"

Après avoir échangé quelques mots, les deux jeunes femmes se saluèrent et retournèrent à leur tache.

Il se passa bien une demi-heure avant qu'Eylona trouve un endroit isolé dans les égouts. Un peu anxieuse, elle prépara un cercle d'incantation au sol, disposa quelques bougies, quelques runes de portail destinées à faciliter le rassemblement de mana par une déviation très légère de l'énergie des lignes telluriques, et répandit de la poudre des arcanes. Puis, sur un mur face à elle, elle accrocha un grand miroir à taille humaine.

Elle inspira profondément, caressant la surface de la carte du bout des doigts.

"Se débarasser de tout le négatif... c'est m'assurer de ne jamais chûter. Cela ne peut être qu'une bonne chose..."

Puis, d'une voix monocorde, elle commença à réciter ce qu'il y avait d'écrit au dos de la carte, dans un dialecte seulement connu des mages. Du cercle d'incantation, une lueur bleutée monta. D'abord douce, elle gagna en intensité, puis se mit à tournoyer, tel l'effet du sort d'évocation que la mage employait souvent.

Les mots de pouvoir se succédèrent, durs et implacables. Etrangement, Eylona dénota pour la première fois un changement dans la suite de l'incantation. Le tout devenait bien plus guttural que le dialecte habituel, dont les mots comportaient beaucoup de voyelles et dont le résultat était bien plus chantant, aérien.

Un pressentiment monta en elle, son coeur se serra. En elle, une lutte se faisait. La sueur coula sur son front. Elle voulut cesser d'incanter. Mais elle n'y arrivait pas. Quelque chose l'en empêchait. Une volonté. Une voix.

"Tu m'appartiens !!"

Puis ce fut un véritable déferlement. Un véritable ouragan de lueur verdâtre s'était déclenché, se resserrant peu à peu autour de la magistère. Elle tenta de crier, de hurler. Mais elle ne put rien. L'incantation était terminée... et son effet devait à présent se produire.

Horrifiée, elle se sentit comme tiraillée. L'ouragan verdâtre achevait de se refermer, devenant une colonne de lumière malsaine qui frappait la mage de plein fouet. Le souffle coupé, elle voulut hurler de nouveau sa douleur et sa peur, mais c'était comme si ses cordes vocales étaient littéralement paralysées.

Face à elle, le miroir commença à trembler.

Intérieurement, une larme roulant sur sa joue, Eylona Calensaro se demanda si son heure n'était pas venue. Dire qu'elle avait fait tout ça pour se débarasser de tout ce qui pouvait être négatif en elle... et qu'au final, elle n'avait rien fait d'autre que de faire déferler de la magie impie.

Puis s'intensifiant, telle la tempête précédant le soleil, la salve d'énergie impie remonta par le coeur puis par la tête d'Eylona, avant de frapper le miroir de plein fouet. Celui-ci se brisa sous l'effet de l'impulsion. La lumière engloba la pièce, si bien que le peu d'acuité visuelle qu'il restait à la Magistère était momentanément inutile.

Puis tout cessa brusquement. Le calme revint dans la salle, malgré l'atmosphère encore lourde et pesante. Eylona tomba à genoux, cherchant désespérément à reprendre son souffle. Entre elle et le miroir, sur le sol, une jeune femme gisait nue, en position foetale. Sa chevelure était blanche comme les neiges du Norfendre. Ses oreilles, légèrement pointues, laissaient présager des origines elfiques malgré ses traits humains. Sa peau, quant à elle, était sombre, comme celle de ces humains qui passaient trop de temps à Tanaris.

Relevant la tête, Eylona chercha à observer la silhouette. Mais elle était si épuisée que sa vision était trouble, terriblement trouble.

Elle avait pratiqué la magie impie à son propre insu... quelle erreur de débutante.

La Magistère chercha à se redresser, en passant par la station assise. Elle ne parvenait toujours pas à voir correctement.

Soudain, un phénomène étrange se produisit. Une sombre lumière fit jour dans la pièce obscure. Comme une déchirure dans l'espace, comme une porte qui semblait s'ouvrir. Puis une forme qui sortit de cette porte, comme une immense main éthérée, qui se posa sur la silhouette et la saisit comme un pantin désarticulé.

"Elle est incomplète... quelque chose a interrompu le rituel... mais ce n'est pas grave... ça sera parfait tout de même..."

Puis un rire terrifiant emplit les lieux, réverbéré par les épais murs de pierre. La main emporta le corps, et la porte se referma.

Eberluée, dans un flou total, Eylona n'eut même pas l'opportunité de se demander ce qui s'était passé. Car dans la seconde qui suivit, elle s'écroula mollement au sol, sombrant dans l'inconscience...

Un coup de tonnerre.

Un réveil en sursaut, le cœur battant.

Il était tard dans la nuit... ou plutôt bien tôt le matin. D'un geste encore un peu endormi, la jeune femme écarta une longue mèche de cheveux bruns qui barrait son visage dans un soupir.

Elle avait encore fait ce cauchemar. Ou plutôt... la réminiscence de ce moment s'était imposée dans son esprit durant son sommeil.

La pluie était drue, dehors. L'Abbaye de Comté-du-Nord était bien calme, à cette heure... si bien que seul le bruit de l'eau battant contre la pierre venait troubler cette nuit.

D'un geste de la main, elle alluma la bougie qui trônait sur la table de chevet.

Elle n'était passée qu'en visite à ses anciens maîtres, et ils lui avaient proposé de passer la nuit afin d'éviter qu'elle ne se ruine de nouveau à payer une chambre dans une auberge à Hurlevent en apprenant que ses économies étaient restées à Dalaran.

La jeune femme baissa la tête. Décidément, elle était bien tête en l'air, dernièrement...

Depuis quelques mois, à vrai dire... depuis ce jour... ce même jour qui hantait son sommeil chaque nuit.

Son cœur se serra. Aujourd'hui encore, elle s'en voulait de s'être fait avoir de la sorte. Quelqu'un l'avait sauvée... mais qui ? Et puis... qu'était-il advenu de ce corps sans vie qui était apparu...?

Elle frissonna. Peut-être valait-il mieux ne pas trop y penser...


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Quelques mois auparavant...

Les murs sont froids, dénués de toute vie. La lumière est parfaitement inexistante. Seul un semblant d'éclairage est produit par des braseros étranges produisant des flammes bleutées.

"Es-tu sûr que ça a marché, Gothik ?
- Tu oses douter de moi, Razuvious ? Les âmes, c'est mon domaine...
- Mmh... c'est vrai.
- J'y vais... je suis attendu à Brèche-de-mort. Souffre bien, mon frère.
- Souffre bien !"

Face à l'Instructeur Razuvious, paré de son armure d'un bleu sombre, une conscience se formait lentement. Une femme à la peau sombre gisait au sol, entièrement nue, ses cheveux d'un gris tirant sur le blanc dissimulant une bonne partie de son visage... mais pas totalement ses oreilles, légèrement pointues.

Un sourire malsain se dessina sur les lèvres de celui qui s'était vu confier par le Roi-Liche la responsabilité de former les recrues... d'ordinaire, ils étaient surtout d'anciens combattants, d'anciens héros, qu'Arthas avait converti à sa cause dans la Mort... mais elle... elle était différente.

Il avait piégé une mage... La poussant à user la magie impie malgré elle, il était parvenu à lui faire produire un homuncule, un être artificiel, qui devait normalement n'être autre que cette même magicienne... dont tous les aspects les plus sombres auraient été amplifiés à l'extrême. Arrachée à son corps, et modelée selon le souhait d'Arthas... Le rituel avait été interrompu par cet importun à la crinière rousse, soit... mais quoi qu'il en soit, d'une certaine façon, la manœuvre du Roi Liche s'était avérée être un succès. Il y avait un peu de cet Eylona Calensaro, dans ce corps sans vie propre... et puis Gothik avait mis son grain de sel, après tout. Des bribes d'âmes avaient été rassemblées pour achever la formation de cette conscience.

A présent... il ne restait plus qu'à en faire un Chevalier de la Mort.

La peau de l'homuncule commença à blanchir, lentement, sous l'inflexion de la manipulation du Moissonneur d'Âmes.

"Tu es peut-être imparfaite... mais tu es complète. Il aura au moins été utile, ce cher Gothik..."

Brusquement, les yeux du nouvel être s'ouvrirent. Ils luisaient d'un bleu intense et puissant, glacial comme le souffle d'une wyrm de givre.

Elle se releva, lentement, presque mécaniquement. Le sourire de Razuvious se fit plus marqué.

"Bienvenue au Fort d'Ebène..."

D'un claquement de doigt, il fit signe à quelques goules, qui s'empressèrent de s'approcher d'elle, portant dans leurs bras décharnés les pièces d'une sombre armure de plaques, et quelques vêtements.

Sous le regard de l'Instructeur, ils la vêtirent de l'armure des Initiés. Il ne restait plus qu'à la former...

"Il est temps de se mettre au travail... Initiée Anolye."